Elle l’air un peu agacée, cette dame, dans sa blouse blanche.
Par la tête basse, les yeux rouges et bouffis, les joues mouillées, les sanglots qu’elle n’arrive pas toujours à réprimer, cette cliente. Ou par l’immense écharpe blanche et douce que cette fille tient serrée contre elle. Comme si sa vie en dépendait, comme si son propre cœur cherchait à s’échapper de sa poitrine et qu’elle essayait, en vain, de le retenir.
Il est 17h30 et le cabinet aurait dû fermer 30 minutes plus tôt.
« Mais.. C’est la première fois que… ? »
Non, madame, ce n’est pas la première fois. Ce n’est pas la première fois que je dois convenir d’une date et d’une heure pour mettre fin aux battements d’un petit cœur fatigué. Que je dois me faire violence pour soulager un petit corps souffrant. Me résigner à me séparer d’un être cher, ayant partagé mon quotidien, mes joies et mes peines, ma vie.
A chaque fois, l’expérience a été traumatisante, douloureuse et culpabilisante. Des semaines entières il me fallait vivre avec le souvenir vibrant des derniers instants de mon petit soleil, paisibles ou non. A chaque fois il fallait apprendre à apprivoiser l’absence.
Non, madame, ce n’est pas la première fois. Et non, madame, ce n’est pas parce qu’il a fallu que je m’y résolve parfois que vous avez le droit de sous-entendre que je devrais y être habituée et me comporter de façon raisonnable.
Cette fois-ci, aucun autre rat ne m’attend à la maison pour sécher mes larmes à coups de pitreries et de câlins… Et c’est tellement dur.
Depuis six ans, je n’avais jamais cuisiné sans partager mon repas. Alors j’ai pleuré, en ouvrant en avocat ou en égouttant des pâtes. J’ai pleuré en rentrant à la maison, lundi soir, parce que mes rituels du soir n’avaient plus aucun sens. J’ai pleuré en vidant la cage, en nettoyant les gamelles, en pliant les hamacs une dernière fois. J’ai pleuré en retrouvant vos dernières cachettes de maïs. J’ai pleuré en travaillant seule plusieurs heures durant.
Il me faudra du temps pour réapprendre à vivre sans toi, ma Piccadilly, qui étais devenue une extension de moi-même. Toi qui faisais la pluie et le beau temps dans ma tête : je n’allais bien que lorsque je te savais blottie contre ta bouillotte, dans tes dodos ultra moelleux. Toi qui me montrais ta reconnaissance par des milliers de petits gestes et d’attitudes que je comprenais parfaitement.
Il me faudra du temps pour réapprendre à vivre sans vous, mes 12 amours. Sans les milliards de moments magiques, que vous m’avez apportés. Sans toutes les petites angoisses du quotidien qui persistent toujours. Je me surprends souvent encore à me demander si tu vas bien, si tu n’as pas faim ou froid, si tu ne t’ennuies pas toute seule, si tu supporteras bien le prochain voyage… Avant de me rappeler qu’il n’y en aura pas.
Non, madame, ce n’était pas la première fois. Si cette fois-ci était si douloureuse, c’est parce que c’était la dernière.
A Vitamine, Vadrouille, Twice, Semtex, Fédora et Fanfreluche, Dynamite, Lemmings, Kérosène, Cléodore, Tuulikki et Piccadilly.